Texte paru dans la revue La moitié du fourbi numéro 6 – Bestiaire, octobre 2017
Lorsque je suis devenue végétarienne, il y a deux ans, ce n’était ni par amour des animaux ni par passion des légumes – à vrai dire, j’ai même eu beaucoup d’inimitié à l’égard des légumes pendant une bonne partie de ma vie, mes parents bataillaient pour me faire picorer trois haricots ou grignoter une rondelle de courgette. Non, je suis devenue végétarienne par souci d’accorder mes actions et mes considérations éthiques. Je suis devenue végétarienne (puis quasi végane) pour ne plus manger d’animaux, pour que mon mode de vie cause le moins de souffrance possible.
Tout comme j’ai réappris à considérer la plupart des légumes (il y aura toujours des exceptions : la tomate et moi ne serons certainement jamais amies), j’apprends à aimer les animaux. Tous les animaux.
Ce n’est pas gagné : je me crispe toujours à proximité d’une grosse araignée, je me souviens avoir fait une crise d’angoisse à l’idée de dormir dans la même pièce qu’un petit scorpion du Sud-est de la France, je crains les abeilles, je n’aime pas trop les chevaux et j’ai peur des chiens (sans compter que je trouve qu’ils puent), la peur de me faire piquer par une méduse me hante dès que je mets un pied dans l’eau salée, et je frissonne à l’idée même de l’existence d’un serpent. Bref, j’aime les animaux doux et mignons, les bébés animaux au duvet duveteux, et je crains les moches, les effrayants et ceux qui peuvent me faire du mal.
Manque de chance, le végétarisme est un sable mouvant : plus on s’interroge, plus on se renseigne, plus on s’y enfonce. Changer son comportement ne suffit plus, il faut aussi changer ses représentations. Apprendre à ne plus écraser l’araignée qui se balade dans sa chambre et à ne plus noyer le cafard dans la baignoire, pour au contraire les remettre dans leur milieu naturel. Il faut apprendre à aimer, du moins à tolérer, les animaux que l’on n’aime pas. Et ça, ce n’est pas simple.
Il y a quelques années, bien avant de me sentir concernée par la souffrance animale, par pur esprit de contradiction, j’avais commencé à écrire un livre dans lequel je critiquais l’amour hégémonique que reçoivent certains animaux (les chevaux, par exemple) et où je défendais les moins aimés. Au fil des ans, ce texte, porté par la voix d’une petite fille, a pris de multiples formes (pamphlet, album, court roman, roman long) sans que jamais je ne sois satisfaite du résultat. Je l’ai abandonné, repris, modifié, recommencé, jusqu’à ce que je comprenne qu’il fallait laisser parler les animaux moches, en faire les héros du livre. Ce texte est devenu un roman pour enfants intitulé La révolte des animaux moches.
En transformant ces animaux mal aimés en personnages de fiction, je les ai rendus familiers à mes yeux. C’est la force de la fiction : elle éclaire la réalité.
Si ce texte a mis si longtemps à trouver son chemin, c’est peut-être parce que j’avais besoin du végétarisme pour comprendre ce que je voulais défendre. Ce qui me posait problème, au fond, c’était cette arbitraire et injuste catégorisation des animaux (beaux / laids, sauvages / domestiques / mangeables).
Durant l’écriture de ce livre, j’ai aussi découvert au hasard de mes recherches l’existence de la Ugly Animal Preservation Society. Ce génial regroupement de scientifiques et de comédiens part du constat que la considération portée aux animaux moches et en voie de disparition est beaucoup moins importante que celle accordée aux animaux mignons. Tout le monde s’inquiète du sort des pandas, des koalas, des dauphins et des ours blancs, tandis que celui de l’axolotl, du blobfish, du babiroussa, de la lamproie, du nasique, ou du pipa pipa, laisse de marbre. On appelle ça l’effet Bambi. Anthropocentrisme (et présomption) oblige, on s’identifie plus facilement aux mammifères et à la « mégafaune » sauvage et charismatique (lions, éléphants, lynx…). On se comporte avec les animaux de la même façon qu’avec les êtres humains : on admire et on soutient ceux qui impressionnent, effraient, éblouissent, ou attendrissent, ceux qui nous ressemblent le plus.
Au fond, notre rapport aux animaux est le parfait reflet de notre cruel rapport aux êtres humains. Il est temps qu’on apprenne à aimer, à considérer et à défendre les moches, les répugnants, les visqueux, les disgracieux, les repoussants.
Qu’ils soient humains ou non humains.