Journal

Depuis août 2019, je tiens régulièrement un journal sur mon profil Facebook. De temps en temps, j’essaierai de le mettre à jour ici pour en conserver une trace exhaustive.

Lundi 5 août 2019

Je suis à La Tremblade pour une rencontre en librairie qui a lieu demain. Il y a un train à vapeur ici, j’ai voulu prendre une photo pour Cy mais j’ai raté le passage du train. Première journée de solitude dans ces deux mois d’été. Je savoure le silence, je retrouve mon monologue intérieur – salut, monologue intérieur. Dans le train, je ne fais pas grand chose, je lis un peu, je regarde le paysage, j’écoute Antony & The Johnsons en somnolant. Je ne travaille pas beaucoup en ce moment. J’ai retouché des textes courts (deux textes d’album et un mini roman) ces dernières semaines. Je relance lentement la machine de l’écriture. Je commence à penser au roman que j’ai envie d’écrire. J’ai peur, j’y pense depuis si longtemps, j’ai commencé à l’écrire il y a des années, je l’ai déjà tant de fois laissé de côté, mis en suspens. J’ai peur de ne pas savoir l’écrire, j’ai peur de le rater, l’impression de redevenir une débutante. Pour m’obliger à l’écrire, j’en parle. J’en ai parlé à mon éditrice, j’ai demandé et obtenu une bourse en 2017. Je me replonge dans les livres qui vont nourrir l’écriture de roman, je relis les premiers chapitres écrits, je prends des notes, j’y pense souvent. Je commence à entrer dans cette période où tout ce que je vais lire ou vivre risque de se retrouver, d’une manière ou d’une autre, dans le roman. Où il va me sembler que le monde entier résonne avec mon livre, qu’il y a des signes et des correspondances partout. J’aime ce sentiment, c’est exaltant – même s’il est faux. Je deviens hyperesthésique à tout ce qui concerne mon livre.

Je lis Sorcières de Mona Cholet en terrasse d’un café et d’un restaurant, et je savour la parfaite harmonie entre cette lecture et ces 24h de solitude. Je souligne beaucoup de passages. C’est une lecture qui aplatit et qui gonfle, qui met à plat des choses que je ne sais qu’en vrac, et qui donne corps à des intuitions et à des convictions. Je sors mon carnet pour prendre des notes. Définitivement, il y aura quelque chose de ce livre de Mona Cholet dans mon roman. Dans mon carnet à motif poulpes, j’écris, au sujet de mon héroïne cette interrogation terrible : a-t-elle eu des enfants (entre autres) pour s’autoriser à éventuellement échouer en tant qu’écrivaine ? Puis j’ajoute : (et moi ?)

Le serveur m’amène une seconde crêpe au sucre car le chef trouvait la première (que j’ai déjà terminée) trop sèche. Je n’ai plus faim, mais je suis polie – et puis si on me met une crêpe au sucre sous les yeux, je la mange.
Je rentre à l’hôtel, bien décidée à commencer ce journal.

6 août

Je n’ai pas signé énormément de livres ce matin, mais chaque rencontre a été singulière. Il y a eu cette petite fille de 10 ans « qui ne lit pas de gros livres » mais qui voulait tout de même absolument venir, avec qui nous avons parlé longtemps, et qui a fini par acheter mon (gros) livre, et puis cette jeune adolescente qui a déposé son exemplaire lu de Nos mains en l’air sur la table devant moi en me disant doucement « c’était magnifique ». Et puis des adultes curieux, des adultes en vacances. Je ne sais pas si c’est parce que j’étais dans une station balnéaire, ou parce que je suis moi-même apaisée, mais ces temps-ci je trouve les gens gentils. 
Dans le train du retour, j’écoute en boucle la reprise bouleversante de « I want to hold your hand » des Beatles, par Chris Colfer, Kurt dans la série Glee. C’est notre série doudou du moment – eh oui Martin et moi sommes des midinettes. Je n’aime pas toutes leurs reprises, mais celle-ci, lente, acoustique et chantée presque fébrilement avec cette sublime voix de tête qui est celle de Chris Colfer, légèrement détimbrée et presque agenre, est d’une intensité folle. Tiens, je découvre qu’il a aussi écrit des romans – comment font ces personnes qui ont le temps de tout : chanter, jouer, écrire, danser, exister, aimer ? J’ai envie de me remettre à écrire des chansons, mais dans quelle vie vais-je réussir à trouver (non, prendre) le temps pour la musique ? 
Il y a quelques jours, c’était « On brûlera » de Pomme, que j’écoutais en boucle (ce qui n’est pas pour amoindrir mon envie de m’acheter un jour une autoharp). J’ai toujours adoré ça, écouter une chanson ou un album en boucle (ado, sur ma chaîne hi-fi 3 cds, je programmais mes chansons préférées des trois disques dans un ordre soigneusement élaboré et je les écoutais pendant des heures – je me souviens encore du bruit que faisait le plateau quand il changeait de cd). Je crois que j’ai une bonne mémoire des sons, plus que des mots (je suis archi-nulle en prénoms et en citations par exemple, c’est un peu bête pour une écrivaine). J’ai envie de mettre plus de bruits dans mes livres, d’évoquer la matière des sons et leur mémoire – j’ai adoré me creuser la tête pour écrire les descriptions de sons (la mer, le vent, les oiseaux, une voix) dans Nos mains en l’air.

Hier j’ai croisé Anaïs Sautier à la voiture-bar du Paris-Bordeaux. On a papoté quelques minutes, constaté qu’on n’arrivait pas beaucoup à écrire en ce moment, puis on est reparties chacune de son côté. Vais-je croiser quelqu’un d’autre sur le chemin du retour ?

Allez, au revoir journal (dois-je te donner un nom ?), je vais essayer de trouver une meilleure chute à ce texte d’album que je retravaille.

8 août

J’ai terminé hier de remanier un texte d’album, et je l’ai envoyé à l’illustratrice. C’est vraiment difficile d’écrire des albums je trouve, il y a une telle exigence de concision, d’efficacité, de simplicité, on a si peu de mots pour se rattraper qu’il faut tenter d’être juste tout le temps. C’était la dernière journée de travail ( = de centre de loisirs pour Cy) avant quelques jours de vacances à la maison et la Bretagne, l’Alsace et l’Allemagne. Pas su me replonger sérieusement dans le roman durant ces deux semaines de travail. Je l’ai relu, j’ai réfléchi un peu, j’ai procrastiné beaucoup, mais je n’ai pas replongé les mains dans la boue de l’écriture, je suis restée comme flottant à la surface, n’osant pas, me trouvant toutes les excuses du monde. C’est un été un peu comme ça, lent et flottant, la chaleur m’épuise, mais je retrouve le goût de la lenteur, l’impression de ne pas tout à fait être là aussi parfois, je suis dans les livres que je lis (j’écris peu mais je lis bien) et dans mes rêveries (Je rêvasse beaucoup), mes projections, dans des envies d’écriture et de création qui m’occupent beaucoup l’esprit mais qui restent un peu floues, insaisissables, et sur lesquelles je tente lentement de faire le point.
Ce matin, Cy a dit : regarde, un oiseau vient de se poser sur le repose-oiseau” en montrant l’antenne de télévision sur la maison de la voisine. J’ai pensé qu’il grandissait dans un autre monde que le notre. Il a aussi dit : “maman, est-ce que je peux m’échapper de mon ombre ?”
Hier soir en décortiquant mon artichaut (troqué contre de vieilles enceintes d’ordi qu’on n’utilise plus depuis 1000 ans), j’ai dit à Martin que l’artichaut me semblait être tout de même une bonne métaphore de l’existence. Martin, enlevant les poils qui protégeaient le coeur de son artichaut, a répondu : “oui, enfin une existence très féministes, vu tous les poils qu’il y a”.

11 août

J’ai lu hier à Concarneau “Une femme en contre jour”, le livre de Gaëlle Josse sur Vivian Maier. À la fin, il y a ces quelques pages ou elle revient sur l’écriture du livre, et surtout ce paragraphe dans lequel elle évoque tous les écueils dans lesquels elle craignait de tomber. J’y ai trouvé évidemment une résonance avec mon roman en cours, parce que ce sont des choses que je crains moi aussi, puisqu’il y sera également question d’une personne qui a existé. Je continue à prendre des notes pour mon roman, je m’interroge sur la forme, j’ai du mal à faire des choix encore, c’est ce moment du roman, le début – que j’adore autant qu’il m’effraie – où tout est encore ouvert et possible, et où chaque choix me donne l’impression de refermer le livre sur lui-même et me fait craindre de l’enfermer. Il faudra pourtant bien en faire des choix, des centaines de choix, mais cette liberté là, pourtant vertigineuse, est si riche de potentiel, encore si proche du roman parfait dont il faudra bien que je fasse le deuil, que je tente de la faire perdurer le plus longtemps possible. Sans doute une des raisons qui font que je ne fais que prendre des notes et griffonner des bribes depuis que j’ai décidé de m’y remettre. Le livre paraît si intense et évident quand il n’est que rêvé, constitué uniquement de fragments et de questions fondamentales. 

Quand on passe nos journées ensemble, le flot de paroles continu de Cyrus qui partage tout ce qui lui passe par la tête, interroge tout, veut tout comprendre et nous demande de tout justifier me laisse peu de temps pour penser et rêvasser, ce qui me fatigue très vite, mais là, assis à côté de moi dans le train il regarde pour la dixième fois au moins Toy Story 3, et je savoure le silence et la tranquilité suffisante pour écrire ce texte, en même temps que je ne me lasse pas de regarder les expressions qui passent sur son visage comme des lumières et des ombres qui défilent (et j’aurais juste envie de lui enlever son casque pour qu’il me raconte tout ce qui passe dans sa tête).

13 août

Le café .cardinal – notre deuxième maison – a réouvert aujourd’hui, parfaitement coordonné avec mon après-midi de travail, et parfait lieu où reprendre enfin pour de vrai l’écriture de mon roman. Le café est bon, la musique est de qualité. J’ai eu deux heures de presque solitude studieuse, vu passé quelques couples, des duos d’amis, quelques solitaires avec leurs ordinateurs. Mes oreilles attrapent parfois des morceaux de conversations, ou s’y laissent simplement glisser comme sur un paysage. Face à moi, à travers la vitre du café, j’ai observé quelques minutes une femme d’une cinquantaine d’années qui parlait à quelqu’un, son visage hyper expressif et ses mains qui bougeaient beaucoup. J’essayais d’imaginer ce qu’elle pouvait dire. 
C’est le retour des dix onglets ouverts sur mon navigateur, des grandes recherches et des vérifications minuscules et débiles, des quatre ou cinq pages de notes différentes (que je tente encore vainement de classer), du gros volume des Oeuvres posé à côté de moi que je compulse régulièrement pour y retrouver une date, un événement, des mots, vérifier des faits, et du carnet ouvert devant moi, avec les notes, les repères, et la double page qui contient les noms des potentiels personnages auxquels je tente de distribuer les rôles-clés, comme j’orchestrerais le casting de mon récit. 
J’ai oublié d’emporter ma souris d’ordinateur et la tranche de mon ordinateur me cisaille un peu la main et le poignet. C’est quand même stupide d’avoir construit des ordinateurs aussi perfectionnés et de n’avoir pas pensé à ça, au fait qu’on y pose ses poignets toute la journée. 
Chaque fois que je recommence à écrire un roman, j’ai l’impression d’avoir oublié comment on fait, comme si, au milieu de l’océan, je réalisais soudain que j’ai oublié comment nager, et j’en suis à ce moment précis d’exaltation et de panique mêlées, où j’ai dépassé l’infinie liberté de l’esquisse des premiers chapitres, et où il faut commencer à resserrer, organiser, à faire de ces milliards de notes, des scènes, des chapitres, des événements. Une histoire. Ce moment de l’écriture où, pendant longtemps, j’ai abandonné tous mes débuts de roman.

Je suis un peu comme au milieu d’un labyrinthe, empruntant des chemins, tournant en rond, revenant en arrière, ayant l’impression de trouver un chemin avant de me perdre à nouveau. J’écris peu, je fais des milliards de recherche, je prends des notes, je lis mes notes, je relis et retravaille les chapitres écrits, mais ce peu m’épuise littéralement. Comme si le chaos dans ma tête était lentement en train de s’ordonner, à mon insu, exigeant une énergie folle pour tisser une toile à l’aide de tout ce bazar. 
Je me pose des questions sans savoir lesquelles, le roman ne s’écrit certainement pas seul (faut pas rêver), mais je n’ai pas vraiment l’impression de l’écrire non plus. Il y a un truc qui se joue mais que je contrôle peu, et sans doute faudra-t-il simplement que j’avance vraiment pour que chaque idées / réflexion / pensée / envie vienne s’aimanter à l’histoire là où se trouvera peut-être sa place. 
Là, je termine de couper les ronces et de faire mes provisions.

J’aime que ce journal me permette une réflexion quasi immédiate sur l’écriture en cours. J’abuse des métaphores mais d’une certaine façon, elles m’aident à savoir ce que je fais (la fiction des métaphores rend la réalité plus claire à mes yeux), à mieux comprendre le travail d’écriture, et à identifier ce qui s’écrit tout de même quand je n’écris pas. 
Et je viens de comprendre – et je me sens un peu stupide à ne le comprendre que maintenant – pourquoi j’ai eu subitement envie de tenir un journal pile au moment de reprendre ce livre.

17 août

Ce sont les vacances, une semaine à Freiburg avec Martin, sans enfant. J’aime bien être à l’étranger, ce déplacement de soi et de la perception que provoque l’insécurité de la langue étrangère. Dans la file d’attente du supermarché, la caissière prend par erreur mes courses pour celles du client devant moi et celui-ci me dit quelque chose en Allemand sur le ton d’une blague. Je souris, acquiesce d’un air entendu. Malgré mes dix ans d’Allemand, je n’ai rien compris. Et pourtant c’est un pays plutôt familier : qu’il s’agisse du mode de vie ou de l’architecture, ça ressemble à mon enfance. 
Ne pas comprendre grand chose aiguise l’utilisation des autres sens. J’observe mieux, j’écoute la musicalité de ce que j’entends pour tenter d’y déceler des indices quant au sens (tiens, c’est marrant je parle de ça dans Nos mains en l’air, par rapport à la surdité – est-ce que c’est de que là que me vient l’intuition de ce truc ?). Il y a aussi quelque chose de reposant à être entouré de paroles qu’on ne comprend pas. C’est comme un brouhaha, presque une musique, les mots des autres viennent moins perturber notre pensée, l’esprit n’est pas sans arrêt happé hors de lui par du sens. Nous sommes comme dans une bulle : ne pas comprendre les autres me donne l’impression qu’on ne nous entend pas. Ça me fait la même chose à la piscine, quand je n’ai pas mes lunettes : ne discerner personne parce que je vois flou me donne l’impression que personne ne me voit.
Ce sont les vacances, et donc travail. Pour nous, les vacances c’est avant tout avoir le temps d’écrire et de lire où et quand on veut. On n’a rien prévu de particulier, la ville n’est pas tellement touristique de toute façon, on veut juste marcher dans la ville, dénicher les cafés et les terrasses les plus charmantes, lire, écrire. 
On a laissé C. chez mes parents, c’est reposant, il faut bien le dire, et pourtant je ne cesse de penser à lui, en voyant les enfants tirer leurs bateaux en bois dans les petits canaux le long des rues, en me demandant s’il y a des aires de jeux dans les parcs que nous longeons, en repérant dans la ville et les vitrines, comme un radar, les jouets, les vêtements pour enfants, les livres jeunesse, les dessins animés.

J’ai commencé à retravailler le manuscrit d’un vieux texte commun à Martin et moi, que nous aimerions réécrire, je le lis avec, dans un coin de la tête, les conseils de notre amie J. Mes mots ont quatre ans et les relire me provoque un certain malaise face aux tournures maladroites que j’emploie, aux lieux communs que j’y trouve, à ma naïveté… Ça me permet de constater que j’ai progressé, mais c’est aussi inquiétant : j’espère que mes romans écrits il y a quatre ans n’ont pas autant de défauts, que le filtre de l’édition les a rendus meilleurs. 
Depuis un ou deux jours, j’ai remarqué que le roman écrit ce printemps avec Marine et terminé en juin dernier revient dans mon esprit. Il m’a fallu deux mois pour le digérer, pour ne plus en avoir marre de lui, pour recommencer à l’aimer. Je me mets à y repenser, à avoir envie de préciser des choses, d’améliorer des personnages, d’affiner des scènes, à avoir hâte de le retrouver.

En préparant à manger ce soir, on a écouté la Masterclass de Marie-Aude Murail animée par Louise Tourret pour France Culture. J’ai aimé l’écouter parler de son écriture, de l’humour, du rythme, de la création de personnages, des difficultés aussi, des questionnements, de la réécriture, et puis des fins heureuses. J’adore lire, entendre, la cuisine de l’écriture. 

Je lis beaucoup cet été, j’ai vraiment retrouvé le plaisir de la lecture, de terminer un livre le soir et de s’endormir encore un peu dedans, la curiosité pour les textes, l’endurance. J’ai déniché (ou on a déniché pour moi) quelques livres brefs et atypiques sur des sujets qui me passionnent, de belles promesses de lecture. Et puis j’en trouve un assez fade, un autre plein de clichés, un troisième hautain. Mais pas grave, c’est quand même de la nourriture pour l’esprit, ça aiguise aussi les envies.

19 août

Freiburg nous plaît bien, nous ressemble un peu : douce, piétonne, régulièrement pluvieuse, aquatique, et puis il y a des terrasses de cafés partout. On s’imaginerait assez y vivre, on regarde une rue, une terrasse, une maison, des enfants qui jouent, un café sur une place, on se dit qu’on serait bien là (quoique l’absence de librairie francophone nous ferait un sacré vide). Je me demande si c’est ça notre destinée : ne jamais trouver notre ville à nous, et avoir envie de déménager tous les 5 ans ? Peut-être faut-il juste qu’on accepte ça. 
J’ai passé la journée d’hier à lire, ça fait environ mille ans que ça ne m’était pas arrivé. Lu un livre sur l’art du funambule dans une chaise longue d’un café du centre-ville le matin, et un sur le rock anglais des 90’s sur un banc au bord d’un lac (accessible en tram !) l’après-midi, après s’y être baignés. Hier soir, j’ai commencé Harry Potter 3. Dans le café Pow où nous sommes installés cet après-midi, sur les conseils de Natasha que nous avons rencontrée (elle tient le blog Echos verts), je procrastine soigneusement, j’écris une chronique de livre et mon journal au lieu de me relancer dans mes projets plus ambitieux. Ces jours-ci, je flotte un peu, j’ai l’esprit qui divague, je réfléchis à mille envies et projets en même temps au lieu de me focaliser sur quelque chose, sur un texte, un livre, un projet. Pas grave, c’est les vacances, je me concentrerai à la rentrée. Ces rêveries et ces réflexions désordonnées me font du bien. Je remarque que sans y réfléchir consciemment, en fait j’ai réfléchi à mes trois textes en cours.
 Je crois que c’est rarement tout à fait vain de ne pas écrire (et puis d’ailleurs, j’écris, là maintenant j’écris, par exemple). 
Je pense beaucoup à la question du corps en ce moment, ce livre sur le funambulisme m’a fait réfléchir même si je ne l’ai pas trop aimé, et puis aussi les textes sur la danse lus ces derniers mois (des livres dénichés en faisant des recherches, d’autres conseillés par les amie·s Facebook (ou offerts, merci Cécile Roumiguière et Mélanie Decourt !), d’autres encore dénichés par Martin à la librairie l’Affranchie, les biographies d’Isadora Duncan et de Gene Kelly, un Paul Valéry, La gravité de Steve Paxton, Dialogue avec la gravite d’Ushio Amagatsu, et plein d’autres qui sont encore sur ma PAL. Pour moi c’est très nouveau de m’intéresser au corps, c’est un sujet qui m’a longtemps peu occupée, qui ne m’intéressait pas vraiment, voire qui me mettait mal à l’aise, et que j’expédiais bien vite dans mes premiers romans je crois. Peut-être parce que le corps a été si longtemps un sujet « féminin » (ce stéréotype bien ancré que l’homme est l’esprit, la femme est le corps) qu’il me semblait dénué d’intérêt, ou plutôt qu’avant de m’intéresser sérieusement au féminisme, ma réaction intuitive était plutôt de rejeter ce qui était culturellement ou historiquement féminin. Maintenant, j’apprends à reconsidérer tout ça, à regarder justement ce qui est « féminin » avec un regard féministe, et c’est diablement plus riche de considérer quelque chose que de l’évincer. Je m’intéresse au corps, donc, et comme toujours quand quelque chose m’intéresse j’ai envie d’en faire un livre. Ou plutôt j’ai l’intuition d’un livre ou d’un texte, plusieurs même, je sens qu’il y a quelque chose à saisir, quelque chose qui anime des petites lumières en moi, mais quelque chose que je ne suis pas encore parvenue à identifier, un truc encore flottant et désincarné. Et je crois qu’y réfléchir, lire sur le sujet, prendre des notes, c’est une manière de petit à petit faire apparaître ce fantôme, laisser cristalliser la ou les formes que ces envies pourraient prendre, comme une sorte de petite cuisine magique de l’esprit.

21 août 

Martin prépare le dîner dans notre studio de Freiburg. Encore trois jours ici, c’est doux, on commence à progresser dans notre compréhension de l’allemand (et on fait très bien semblant). Balade ce matin dans un éco-quartier où on se serait bien vus vivre. On écoute encore et toujours Oasis. Je bois un verre de vin en mangeant une tartine de houmous, j’ouvre mon journal sans trop savoir ce que je vais y écrire, si je vais écrire quelque chose. J’avais oublié combien le journal est proche de l’association libre et de la psychanalyse (même si, évidemment, le caractère public de celui-ci fausse la spontanéité).
La rentrée littéraire démarre aujourd’hui je crois (quoique j’ai l’impression – par les réseaux sociaux – d’en entendre parler depuis bien un mois), quelques livres me font très envie, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est peut-être déjà la fin de vie « médiatique » de mon roman sorti en mai. Je suis un peu triste. Mais je sais qu’il continuera sa vie ailleurs, sur des salons, lors de rencontres scolaires, chez des lecteurs sourds à la saisonnalité peut-être, qu’il aura encore la chance de toucher des adolescents et des adultes.
C’est étrange, ce rythme, on passe des mois voire des années sur un livre, et puis pfioutt, il fait ses trois petits tours de montagnes russes dans la lumière, avant de revenir au sol, de rejoindre la cohorte des livres-qui-ne-sont-plus-des-nouveautés, et on ne peut rien faire d’autre que croiser les doigts pour qu’il parvienne à poursuivre son chemin. Je sais qu’on est tous à la même enseigne, et puis je participe à entretenir ce fonctionnement, mais parfois ça me rend un peu triste.
Mais puisque la meilleure manière de lutter contre ce blues, c’est d’écrire, eh bien j’écris. Je lis Harry Potter 3 et le livre de Matt Haig sur sa dépression, avec une attention que je n’avais plus eu depuis des semaines, je prends des notes pour mon roman, j’esquisse des idées de scènes, je fais des rêves stupides, je marche dans Freiburg, je bois du café, et je finis de corriger un drôle de texte dans lequel il est question d’introvertis, pour que Loïc Froissart puisse bientôt commencer à l’illustrer.
Alors voilà, pour oublier que la vie des livres est si courte, j’en fais d’autres. Paradoxal, hein.

26 août

La rentrée (scolaire, mais la mienne aussi) est dans une semaine. Non seulement j’ai hâte de me remettre sérieusement au travail, mais je dois aussi reconnaître que j’adore les rentrées. Même ado, j’adorais choisir, regarder, ranger, toucher mes nouvelles fournitures scolaires, commencer à personnaliser mon agenda, comme si leur nouveauté et la perfection de leurs couleurs et de leurs dessins pouvaient sublimer la réalité, faire que le collège allait soudain devenir un endroit sympa, et qu’apprendre serait enfin la source de plaisir dont je rêvais.
Je n’ai plus de nouvelles fournitures scolaires, je n’ai plus l’angoisse mêlée d’espoir que représente le changement de classe, mais je continue à me sentir moi-même un peu neuve au début du mois de septembre. J’aime toujours prendre des résolutions, organiser en pensées les semaines à venir, reprendre mes activités hebdomadaires (bon sang ce que les claquettes me manquent !), en commencer de nouvelles, rêver à de nouveaux livres et de nouveaux projets, tout en conservant les bonnes choses retrouvées cet été (nager et lire). 
Vues de la fin de l’été, les semaines de la rentrée, pas trop chargées en salons et en ateliers, semblent être de longues plages de temps qui s’étirent comme les bancs de sable de la côte d’Opale et n’attendent que d’être remplies de projets-châteaux de sables et d’idées-parasol. Vu de l’été, j’ai l’impression que je vais être capable de mener à bien mille projets en même temps, qu’il suffit que j’organise mon temps en pensées, et tout rentrera très bien dans les semaines à venir (comme si j’avais déjà été douée à Tetris), y compris le sport, la sieste et la lecture quotidiennes. Je sais bien que dès que j’y serai, le temps s’accélérera soudain dans une parfaite démonstration de sa relativité, et que chaque mouvement sera plus long et plus laborieux que je l’avais imaginé, que je n’aurai le temps de faire que le dixième de ce que j’espérais, et que les envies et les projets les plus abstraits (et les plus désirables) retourneront flotter dans les limbes de mes rêveries.
Mais tant pis, en attendant, je me nourris, comme une sangsue, de l’énergie que me donnent ces faux espoirs.

5 septembre

Le monde s’est réveillé de son endormissement estival, les enfants sont à l’école (cette merveilleuse invention), les rues sont peuplées, les cafés et les bibliothèques ont retrouvé des horaires d’ouvertures décentes, les petits matins ont renoué avec leur fraîcheur septembrale, je me couche chaque soir avec de l’ambition pour la journée d’écriture qui s’annonce le lendemain et me réveille le matin déjà fatiguée et pleine de flemme, avec l’envie de regarder des séries toute la journée plutôt que de me mettre au travail – mais je me mets au travail, j’écris et je lis et c’est doux et revigorant -, les nouveaux projets se dessinent, l’agenda se remplit (avec cet agencement miraculeux du monde qui me laisse toujours un peu ébahie et qui fait que depuis quatre ou cinq ans, chaque année on me propose assez de projets pour continuer à vivre de ce métier). 
Il y aura donc des livres qui paraîtront, il y a des projets d’écriture en friche (ça y est, j’ai replongé dans mon roman), il y aura des lectures musicales et des ateliers d’écriture de chansons et d’histoires sonores, il y a du peut-être et du certain, du flou et du net, du planifié, et l’infinie rêverie du possible. Je vais en tout cas retrouver mes instruments de musique que j’ai un peu délaissés ces derniers mois faute de temps, et ça me rend autant heureuse que ça me panique.
C’est aussi le début d’une minuscule nouvelle ère pour moi, car Sylvie Gracia, l’éditrice avec qui je travaillais sur mes romans ados, a quitté le Rouergue pour rejoindre L’iconoclaste. Par un drôle de hasard, c’est la deuxième fois que ça m’arrive, qu’une éditrice avec qui je travaille quitte la maison d’édition (alors que je ne publie que depuis 6 ans). C’est la vie, et c’est plutôt chouette qu’elle nous bouscule, qu’elle ne nous laisse pas le temps de ronronner – et en perdant un regard on en gagne un autre – alors je suis très heureuse pour elle, pour toi, Sylvie, mais n’empêche que c’est un petit bouleversement, ce n’est pas juste comme changer de collègues, parce que pour moi, chaque bon·ne éditeur·ice marque nos textes de son individualité.
Tu m’as fait confiance quand j’étais encore une quasi-débutante, tu m’as suivie sur des projets étranges – dont celui qui paraîtra dans un an -, tu as souvent remué mes textes et mes personnages pour qu’ils se démènent un peu plus, pour les débarrasser de ce qui les encombrait et les habiller de ce qui leur manquait. Alors mes personnages et moi, on te dit merci.

9 septembre

Premier après-midi dans l’espace de coworking que nous avons rejoint, Martin et moi, casque sur les oreilles, musique, solitude peuplée. Sortir de la maison, des cafés, changer d’atmosphère, respirer un autre air et voir ce qu’il s’y passe. Je relis (encore) le sublime Birthday letters, de Ted Hughes, cherche vaguement une réponse à une question que je pense pourtant éluder, cherche Sylvia dans les mots des autres, dans les siens, dans son époque, dans sa géographie, pour tenter d’inventer la mienne de Sylvia. Le puzzle se met doucement en place, je sors du brouillard. J’ai trouvé le coeur du livre, je crois, ce qui, j’espère, le rendra vivant. Ce coeur-là est étrange, biscornu, un peu iconoclaste sans doute. Et c’est pour ça que je l’aime.

12 septembre

Daniel Johnston est mort et je suis triste. Il m’arrive assez souvent de découvrir le travail d’un artiste à sa mort (comme avec Geneviève Castrée il y a quelques années) alors en même temps, très paradoxalement, il y a une certaine joie non pas à la mort de quelqu’un mais à ce qu’un nouvel univers s’ouvre à moi. Mais là, il n’y a que de la tristesse. J’espère que sa mort permettra au moins à quelqu’un de découvrir la sensibilité folle de sa musique, l’humour de ses dessins, la fragilité et l’émotion magnifique de son art (c’est Martin qui me l’a fait découvrir, quand je n’étais encore que lycéenne). 
Ce matin, discussions avec Martin, le librairie de Myriagone et deux bibliothécaires d’Angers au sujet d’une rencontre croisée à venir à la bibliothèque Toussaint, puis échange par téléphone autour d’un projet de lecture musicale de La nuit à dévoré le monde qui semble en bonne voie de se faire (joie) et relecture d’un contrat (toujours toujours toujours le même mélange d’excitation et de frustration). Achat de livres chez Myriagone et déjeuner chez Mauvaise Graine, un chouette resto-cantine végane qui vient d’ouvrir. Et cette réflexion qui nous est venue à tous les deux : et si on restait vivre ici, finalement ? Si on apprenait à mieux aimer cette ville ?
Je commence à relire le livre écrit avec Marine au printemps dernier et je suis heureuse de retrouver nos personnages même si soudain des milliards de défauts, encore invisibles à mes yeux en juin dernier, apparaissent, révélés par le temps et la distance comme le ferait le développement d’une photo. On se dit : “mais comment j’ai pu écrire/laisser passer un truc aussi bancal ?”, en même temps qu’il y a la joie de l’améliorer, de savoir qu’on peut y faire quelque chose, qu’on rend le texte meilleur. Et puis c’est le premier texte où je parle un peu des claquettes (j’ai bien l’intention que ce ne soit pas le dernier) alors le relire pile le jour où je reprend les cours me met en grande joie.

22 septembre

Je perds un peu le rythme de ce journal à mesure que je m’immerge à nouveau dans l’écriture. Pas facile de conserver le recul et le regard critique alors que je suis complètement dedans. Mais c’est positif sans doute, non ? 
Je viens de passer deux semaines à relire quasiment quatre fois intégralement la v2 de notre roman écrit avec Marine. Apres trois mois de pause, les idées se réveillent, secouent leurs plumes et s’étirent, j’ai retrouvé ce texte avec un oeil neuf et avec plaisir, et découvert que les scènes (d’action notamment) que j’avais écrit avec tant de labeur et de doutes fonctionnent finalement plutôt bien. Renvoi à l’éditeur demain et retour au roman en cours. Mélange de fatigue et d’énergie, ces jours-ci. 
C’est un drôle de sentiment, quand je travaille beaucoup, quand je suis vraiment plongée toute la journée dans l’écriture et dans la fiction, casque vissé sur les oreilles plusieurs heures par jour, la musique parfois en belle adéquation avec les scènes, la réalité me semble un peu fade et laborieuse. Pas toujours évident de faire ce va-et-vient je trouve, de garder goût au quotidien et à ce qu’il a de lent, de répétitif et d’approximatif. Dans le roman, tout est intense, tout le temps, seuls les moments forts comptent et parfois la réalité souffre de la comparaison (mais je sais bien que c’est à moi, nous, de hisser notre réalité à la hauteur de la fiction). Mais c’est plus simple avec les mots.

C’est aussi le temps où le calendrier se remplit en une grande partie de Tetris existentiel. Et une joie intime qui se fomente : retrouver la scène. 
De nouvelles représentations de la lecture des Ogres avec Loïc programmées à Lorient et Aix en Provence (chère.es programmateurs et programmatrices, si ca vous intéresse, n’hésitez pas !), et de nouvelles créations aussi (et là, la grosse trouille) : “Je peux te manger ?” en musique et dessins avec Maéva à Stereolux, et une musicale de “La nuit à dévoré le monde” avec Martin. 
Et peut-être aussi deux cycles d’ateliers qui mêlent musique et mots. La trouille de ne pas y arriver, de manquer de temps, d’idées, de méthode, de confiance. Les premières fois que j’ai fait des rencontres scolaires, je ne dormais pas de la nuit, et je suis sortie de mon premier atelier d’écriture en pleurs. Maintenant ça va mieux. C’est toujours un exercice un peu schizophrénique, pour moi la timide introvertie, les ateliers réveillent chaque fois mon sentiment d’imposture, les lectures me grignotent de trac, mais je m’accroche à l’idée que j’y suis arrivée auparavant, alors pourquoi pas cette fois. Et puis ce sentiment quand ça fonctionne, cette joie quand on embarque les gamins dans une lecture ou dans l’écriture ! 
Et de toute façon, en bonne kamikaze insatiable, j’ai tout le temps l’envie de tenter de nouveaux trucs, de nouvelles formes, d’intégrer de nouveaux arts, de mettre tout ce que j’aime le plus au monde dans mon travail. 

Difficile aussi de conserver le rythme de la lecture, mais j’ai lu “Rattrapage” de Vincent Mondiot qui, avec son point de vue plutôt inédit sur la question du harcèlement, résonne pas mal avec “13 reasons why” dont je commence la seconde saison, et la très belle bd “Appelez-moi Nathan” que j’avais envie de lire depuis très longtemps. Et je lis Dancers de Jean-Baptiste Blondel et surtout Un appartement sur Uranus, de Paul B. Preciado, lentement, je le grignote par petits bouts parce que cette lecture fait pas mal éclater mon cerveau et mes représentations. C’est encore difficile à analyser pour moi, mais cette idée du genre comme un voyage ouvre mon monde comme rarement l’a fait un livre. Et puis c’est d’un intelligence, c’est bien écrit, c’est drôle, je souligne plein de phrases.

23 septembre

J’ai repris mon roman aujourd’hui, l’autre, celui que j’écris toute seule, celui qui me fait beaucoup tergiverser et douter, qui est différent, tout neuf (et aussi très vieux). Je ne me suis pas laissé le temps de traîner, d’avoir à nouveau peur, de m’immobiliser au pied de la montagne, j’ai profité de l’élan des deux semaines passées sur le roman ado presque terminé, et puis je me suis replongée tout de suite dans celui-là.
Le sentiment qu’il me reste, là, à la fin de ma journée de travail, malgré la difficulté et l’insatisfaction, c’est l’impression d’avoir commencé à saisir mon personnage, saisir au sens d’attraper. De l’avoir prise, de petit à petit commencer à la sortir du marécage du roman et de l’histoire (et de l’Histoire), pour en dessiner les contours.
Parfois, l’histoire devance les personnages et je les façonne pour servir le récit. D’autres fois, les personnages existent bien avant l’histoire. Même un peu imprécis, multiples, comme un dessin sur lequel on serait repassé plusieurs fois, ils sont déjà là. Ici aussi, elle est là, mon héroïne, mais comme j’écris sur quelqu’un qui a existé (enfin pas tout à fait, ce n’est pas un livre « sur », mais un livre « avec »), dont je sais mille choses, dont j’ai lu et relu des tas de biographies et de textes autobiographiques, j’ai l’impression persistante de ne rien savoir, ou en tout cas jamais assez.
J’ai du mal à me détacher du réel, je veux m’accrocher à tous les détails biographiques, historiques, la couleur du parquet, les bruits de la nuit, la géographie de l’appartement, un prénom, la molécule des médicaments, y-a-t-il des chats dans le voisinage, à quelle date est sorti ce film, faisait-on déjà des photocopies. Je sais bien que c’est inutile d’être Vrai à tout prix (j’ai d’ailleurs écrit quelque part dans mes notes, il y a plusieurs semaines “c’est un livre sur la vérité”) qu’avoir l’air vraisemblable suffit, je sais que d’ailleurs ce n’est pas forcément la réalité qui dit le mieux la réalité (et qu’au fond, elle m’intéresse bien peu cette réalité) mais je crois que la trouille m’empêche de me sentir encore tout à fait libre.
Je me relis, je trouve mon texte désincarné, un peu froid. Je le fais relire à Martin, qui en pense la même chose. J’ajoute des détails, des sensations, la matière, de la chair, des morceaux de dialogue. Bon sang, voilà ce que je n’osais pas faire : lui donner une voix.
Et tant pis si ce n’est pas celle de ses livres (comment pourrais-je y parvenir ? ce serait absurde), ce sera celle de son existence dans mon livre.
Je lui donne une voix et immédiatement, je sors de la biographie, j’ose enfin prendre le virage qui tire mon histoire là où je veux la mener : vers le faux, la fiction, faire apparaître les personnages purement inventés, les situations improbables, pour tenter de dire une autre réalité.

26 septembre

Deux jours presque sans écrire. Après cette bonne journée de travail, lundi, je me suis réveillée mardi pleine de pas envie, de j’y arrive pas, de je suis trop fatiguée, de c’est trop dur. Pour une fois, je n’ai pas trop lutté. Je n’ai pas rien fait non plus, mais je me suis occupé de choses et autres administratives : répondre à des e-mails, mettre à jour ma comptabilité, écrire des messages de relances à tous les organismes à qui j’ai demandé des certificats de précompte en juillet (et dont beaucoup ne m’avaient encore rien envoyé) pour obtenir un remboursement qui m’est dû de la part de cette fucking Agessa de mes fesses. La journée a filé comme ça, à traîner aussi, à discuter au téléphone ou par e-mail avec des amis (c’était un peu la journée des tristes nouvelles, des ami.es qui ne vont pas fort et des coups de blues). Comme souvent, je me suis réveillée juste 1/2h avant l’heure de quitter l’atelier et j’ai soudain écrit un bout de chapitre. Mercredi sans lecture ni écriture, rendez-vous à la mairie pour parler végétarisme avec un élu, puis café, papotage, déjeuner chez Pépé avec Martin et Cyrus, bibliothèque d’Angers, jeux, gros moment de stress, médecin, bibliothèque de Trélazé, cours de danse de Cy, bain, doliprane, repas, dodo, fatigue, fatigue, fatigue. Parfois, il y a des journées comme ça, sans rien, qu’on pourrait rayer de la carte des journées qui comptent. Des jours sans grande joie ni utilité. Et pourtant, ce n’étaient pas des journées vides. C’est le liant, la moelle épinière du quotidien, la matière qui agglomère les autres journées, qui fait que tout tient ensemble.
Hier, je lisais un texte de Florence Hinckel sur le journal de Kafka, et ce matin dans le bus une chronique de Paul B. Preciado (ouais, toujours) sur le journal de Virginia Woolf, et ça me fait l’effet d’une réflexion sur la réflexion (peut-être vais-je bientôt me lancer dans le journal du journal ? ah ah). En tout cas, tenir ce journal me permet d’avoir un recul immédiat sur une journée de travail et d’écriture, et c’est un truc assez étrange, parfois agréable, parfois moins, de se décortiquer à chaud. Paul B. Preciado dit « Comprendre comment [Virginia Woolf] construit narrativement Orlando m’aide à penser à la fabrication de Paul » et je me demande si lire chaque jour un peu de son récit de la création de Paul (et de son analyse du monde) m’aide à inventer ma Sylvia. C’est probable.
Il déplore aussi le détachement de Virginia Woolf face aux événements sociaux de son époque, le manque de recul sur son propre comportement (parfois classiste voire esclavagiste). Il écrit « Pourquoi est-il aussi difficile d’être présent face à ce qui arrive ? » et ça m’interroge beaucoup. Je ne crois pas être absente à mon époque et inquiète uniquement de moi-même, de ma subsistance ou de mon écriture, certaines questions sociétales et politiques me touchent particulièrement, influencent ma vie quotidienne, j’en fais parfois des livres (mais toujours à travers des destins très singuliers, ou par petites touches que je suis peut-être la seule à voire : dans un dialogue, un personnage… je ne sais pas écrire le réalisme social, seulement une forme de politique de l’intime), mais j’avoue un détachement face à l’actualité dont je me sens souvent honteuse. Je lis très peu la presse, j’écoute distraitement les infos à la radio, je découvre parfois des événements de politique internationale plusieurs jours après, j’ai des connaissances en histoire et en géopolitique très lacunaires. Est-ce une forme d’égoïsme ? Sans doute.
Et pour en revenir à l’écriture (et confirmer cette thèse, tiens), plusieurs idées m’occupent l’esprit en ce moment : l’envie justement de faire de l’existence de mon héroïne, une vie plus politique que ce que j’ai raconté durant ces 50 000 premiers signes, l’envie de glisser, d’une manière ou d’une autre, quelque chose de cette réflexion sur le journal et le journal de création, l’envie d’articuler du mieux possible création et maternité et argent et féminisme et transformation sociale du monde et trouble psychiatrique. Bon, ben au travail, alors, hein.

30 septembre

Je reprend le roman après une semaine pas très productive (pas beaucoup lu ni travaillé, esprit préoccupé par mille sentiments et nouvelles contradictoires, et incapable de lire plus de deux pages avant de piquer du nez sur mon livre.) Vendredi, dans la voiture, je parlais à Martin de mes difficultés à décrire l’époque et les personnages, à me sentir légitime à raconter cette ville que je connais mal et cette époque que je n’ai pas vécue. Martin m’a dit : « tu ne peux pas la décrire comme si ça se passait aujourd’hui ? ».

Je me rends compte que ce qui coince, c’est peut-être ça : en pensant à Sylvia, c’est une image en noir et blanc qui me vient à l’esprit, avec toute la respectabilité figée, sérieuse et très morte que le noir et blanc m’évoque (je sais bien que ce n’est pas que ça, que ça peut être diablement vivant le N&B, regarde les screwball comedies, regarde Woody Allen, regarde presque tout en fait, mais bon quand on écrit sur une morte, c’est pas si évident de faire se dandiner des photos iconiques). Mais justement, c’est une Sylvia sixties que j’ai envie de raconter, une Sylvia pop, débordant de couleurs et de vie. Puisque le roman se situe à l’orée des Swinging Sixties, au moment de l’arrivée météoritesque des Beatles, je voudrais non seulement faire prendre ce tournant à Sylvia, mais je me demande aussi : est-ce que je peux faire passer ça dans mes mots, les teindre, les faire passer du noir et blanc à la couleur ?

J’ai justement reçu il y a quelques jours un « Scrapbook » anglais des 60’s, collection de photos d’objets de la vie courante, magazines, affiches de ciné, iconographie, jouets… Petit trésor pour édulcorer mon roman de bouts de vie quotidienne pigmentée.

1er octobre

Depuis hier, j’écoute quasiment en boucle deux chansons de Glee qui font vriller mon coeur de midinette, toutes deux chantées par Darren Criss (Blaine) : « Hopelessly devoted to you » (de Grease, que je n’ai jamais vu) et puis sa version piano-voix hyperémotive de « Teenage dream », qui correspondent toutes deux à un moment assez tragique de la série.

Bizarrement, écouter des chansons tristes ne me rend pas triste (c’est une des points sur lesquels nos goûts musicaux divergent, avec Martin, avec les trios jazz piano-batterie-contrebasse qui m’emmerdent un peu, et le saxophone – mais là c’est sentimental). Au contraire, je trouve qu’une chanson triste, ça connecte un truc, des nerfs, des émotions, des pensées, en tout cas ça rend la vie plus vie, peut-être par contraste, peut-être parce que ça me rend plus présente à mon existence.

Je ne sais pas si c’est la magie de Glee ou la découverte que les Corn Flakes existaient déjà, mais ÇA Y EST. Depuis deux jours, je suis entrée dans mon livre, j’ai fichu le bazar, tenté des trucs, emprunté le virage que je voulais prendre, esquissé une vague plan que je ne respecterai pas d’une dizaine de chapitres à venir. Je continue à faire une foultitude de recherches, mais la différence, c’est que je sais un peu mieux ce que je cherche (j’admire celles et ceux qui sont capables de passer six mois à faire leurs recherches documentaires, puis de faire un plan détaillé, puis seulement enfin d’écrire – moi je fais absolument tout en même temps, ce qui entraîne un sacré bordel et une certain nombre de problèmes, mais je crois que je ne saurais pas écrire autrement). Si ça se trouve, quand je me relirai je serai navrée mais je m’en fiche j’écris, j’écris, j’écris. Je retrouve la fébrilité exaltante de se transporter au coeur de la scène qu’on écrit, et d’écrire non plus avec son cerveau mais avec un truc intérieur à soi, on pourrait dire les tripes mais je n’aime pas trop l’image, disons plutôt d’écrire avec l’intime alors même qu’on n’écrit pas sur soi (mais on écrit toujours soi).

8 octobre 

100 000 signes. Le roman commence à ressembler à quelque chose, à un bout de quelque chose tout du moins. Je l’aime bien, habituellement, cette période, celle où le livre s’écrit sans qu’on s’en rende bien compte, petit morceau par petit morceau, jour après jour, souvent laborieusement, avec l’impression de ne pas avancer, d’être lente, et puis soudain on se retrouve avec un truc, un tiers, un moitié de roman qui tient presque debout. Stupéfaction : en fait, le labeur a donné un livre (mais il faudra faire en sorte qu’on ne le voit pas, ce labeur).

100 000 signes et je me demande si avant la fin de l’écriture je parviendrai à me débarrasser de ce fucking sentiment d’imposture qui m’étouffe un peu. Ça fait longtemps, je crois, que ça n’avait pas été si compliqué d’écrire. Je sais à peu près d’où vient ce complexe, ce n’est pas tombé du ciel, mais il n’empêche que je ne me résous pas à cette impression de ne plus savoir écrire un roman. En attendant, je tente de me satisfaire de petites victoires, quand je suis contente d’une scène, d’une tournure de phrase, d’un flash-back, quand j’arrive à tirer un fil, dénouer un nœud, tisser un lien, et, peu à peu, à broder quelques motifs de ce que je veux dire et questionner dans ce roman.
Ce matin et ce début d’après-midi – jour toujours difficile de retour au travail après un salon (dimanche, dans ma ville d’enfance) – j’ai peu écrit mais lu beaucoup de ses dernières lettres et de ses poèmes, un bout d’une courte biographie aussi, puis écouté sa voix lire ses poèmes, et tout ça me laisse un creux à l’estomac, une mélancolie sourde. Je crois qu’à force de la raconter vivante, me rappeler soudain si vivement qu’elle ne l’est pas, me fait l’effet d’un deuil, avec 56 ans de retard. 
« I wish I had a Sylvia Plath » dit Ryan Adams dans une chanson.

Et puis l’autrice Axl Cendres est morte il y a quelques jours (lisez ses livres !) et me reste cette tristesse de n’avoir jamais eu l’occasion de la rencontrer, de me dire que ce ne sera toujours qu’une connaissance de papier, de fiction, en même temps que la (très relative) consolation de savoir qu’il me reste encore à découvrir beaucoup de ses livres, puisque je n’ai lu que les deux derniers. Commandé “Mes idées folles” à la librairie il y a deux jours. Je voyais dans ses livres une profonde tendresse pour la marge, les marges, qu’elle racontait frontalement, sans en négliger la violence ni la lumière ni l’humour, c’est un truc rare en littérature.

Allez, il me reste une heure avant de rentrer puis d’aller chercher Cy à l’école, c’est souvent – bêtement – là que j’écris le mieux, alors je vais tenter de faire quelque chose de cette mélancolie aussi poisseuse que le jour de pluie qui l’héberge.

14 octobre

Rentrée hier du salon du livre du Mans avec un livre anticapitaliste pour Cy (Les 3 (autres) petites cochons, d’Alice Brière-Haquet et Juliette Lagrange), un cool tote-bag, un petit bout de voix en moins mais plein d’énergie en plus, heureuse d’avoir passé de chouettes moments avec les libraires (Gwendal, Hélène, Amélie) et toute l’équipe venue soutenir Récréalivres, avec les enfants, les lecteurs et lectrices, d’avoir enfin mis des visages animés et des voix sur des camaraderies virtuels, retrouvé des auteurs et autrices déjà croisé·es ici et là, d’en avoir rencontré d’autres. C’est un truc chouette les salons, il faut bien le dire, c’est le moment où on sort soudain de notre relatif isolement (quand on ne travaille pas en atelier et qu’on ne vit pas à Paris, notamment), pour voir des « collègues », dire du mal de nos contrats d’édition, partager nos expériences et notre façon de vivre nos métiers (auteurices, illustrateurices, libraireurices…), et tisser ces drôles de liens qui font ce drôle de rythme de vie, comme une sorte de tricot fragmenté, dont on resserre les mailles et tricote de nouveaux rangs à chaque fois qu’on se retrouve.

Maintenant, un un petit mois de travail et de vacances avant les prochains salons (Fougères et Lorient, et puis le plus court salon du monde, Richer 49 à Angers – l’automne est très à l’ouest) et les premiers ateliers d’écriture de l’année.

Samedi, quelqu’un qui se reconnaîtra m’a dit « n’arrête pas ton journal », alors comme je suis une fille obéissante, je continue.

Retour à l’écriture ce matin, donc. Déposer Cy à l’école, bus jusqu’à Angers, un café en terrasse avant de rejoindre l’atelier/coworking. J’ai travaillé sur un tout petit texte (une idée de série de miniromans qu’on essaie de créer avec Martin), n’ai pas pu imprimer pour relire car l’imprimante collective ne fonctionne pas en wifi, écrit en traînant des pieds des petits textes de commande (à mesure que je cesse mes travaux de rédaction pour la com, et maintenant que je n’ai plus que deux clients très occasionnels, la motivation est franchement dure à trouver, mais me reste toujours la peur de tout arrêter définitivement, comme si je n’osais pas tout à fait enlever les petites roulettes de ma subsistance financière).

Et puis en fin d’après-midi, un petite heure avant de partir, sous la tempête qui s’abattait sur les vélux juste au-dessus de moi et traversait mon casque, j’ai repris mon roman, comme ça, simplement. J’ai ouvert le fichier, relu le début de chapitre écrit jeudi dernier, et continué (je le précise parce que c’est très rare). Une scène avec une psy. C’est la seconde du roman. J’adore écrire les scènes de séances de psy. Je doute qu’elles aient quoi que ce soit d’orthodoxe (psychanalytiquement parlant, je veux dire), mais je m’en fiche un peu. Celles de la série In Treatment n’ont rien de réaliste non plus et pourtant bon sang ce que c’est passionnant. J’adore écrire les séances de psys donc, peut-être à cause de mon nouvel enthousiasme débordant pour les dialogues, mais aussi parce que je trouve qu’il y a quelque chose de très psychanalytique dans l’écriture de roman. On découvre son personnage, on apprend à le connaître (et au passage à se connaître, à savoir ce que l’on pense) de la même manière qu’on se découvre pendant une séance de psychanalyse. Alors peut-être que j’écris des séances de psys pour mieux cerner mon personnage, en tout cas plus vite, plus précisément que ne le permettent les autres actions du livre, ou bien parce que me personnage y apprend elle-même à mieux se cerner.

Je dois m’arrêter là, il faut que je cherche Cy à la garderie et que je finisse de préparer les lasagnes.

18 octobre

Dernière vraie journée de travail avant les vacances.

Les travaux dans notre maison se terminent et je retrouve enfin l’envie de m’y réinstaller, d’y refaire mon nid.

Ces mois de sans-bureau-fixe, et le plaisir de retrouver une vie plus citadine, de partir chaque matin de la maison, m’installer dans des cafés le matin, puis rejoindre le coworking pour le déjeuner et l’après-midi, marcher dans la ville, prendre le bus avec les étudiants et les lycéens en fin de journée, m’ont autant fait mieux aimer cette ville que donné envie de réinvestir ma room of one’s own. Ici ou ailleurs, dans un lieu collectif ou à la maison, mais qui soit en tout cas fixe, avec des images chéries accrochées au mur et, sous la main, ma playlist de livres du moment, de livre compagnons d’écriture. Et puis il y a la lumière de l’automne qui projettent l’ombre mouvante des érables sur les murs blancs-neufs du salon, leurs feuilles rouges qui tombent et recouvrent petit à petit la voiture (au printemps, c’est plutôt les fientes de pigeons qui la recouvrent), l’odeur du latte aux épices qu’on se prépare les matins où on reste à la maison et celle de l’orange qu’on a percée de clous de girofle, les radiateurs qui sont enfin remis en place et la chanson du glouglou du chauffage qu’on vient de rallumer, Ella Fitzgerald et Louis Armstrong qu’on écoute le soir en dînant, le gâteau aux épices de Martin, les couvertures dans lesquelles je m’enroule quand on regarde un film ou une série, les clémentines, les raisins, les châtaignes et les potimarrons qu’on dévore. L’automne est vraiment ma saison d’amour. Je m’y enfonce avec joie, tandis que dans mon roman, c’est le printemps qui nait. Je replonge avec joie dans une sorte de vie domestique cocon tandis que je raconte la manière dont mon personnage s’en émancipe, je suis en total décalage avec elle, et pourtant en complète empathie aussi. Du coup, je m’interroge (et je n’ai pas la réponse) : est-ce que c’est ça qui caractérise la « position » de l’écrivain ? Jr veut dire l’endroit où il se situe par rapport au monde : toujours un peu ailleurs, en léger décalage temporel, géographique et émotionnel avec la réalité. Jamais complètement en dehors, mais jamais pleinement dedans. Est-ce que c’est un truc commun à tous les écrivains ? Sans exception ? En tout cas, me concernant, c’est là où je crois me trouver.

Je commence à avoir pas mal de scènes, une petite vingtaine, et ça devient donc le bazar. Je ne sais plus où ni si j’ai écrit quoi, je ne suis plus sûre de ma chronologie, je déplace des chapitres, retarde des événements, écris des bouts de chapitres que je ne sais pas encore où placer. Avant-hier, j’ai fait un plan des chapitres écrits et un autre des scènes à venir. C’est un truc que je fais rarement, un plan – et même là, ce n’est qu’une esquisse de plan -, je n’aime pas trop, mais mon esprit est si encombré en ce moment, que ça m’aide pas mal. Et puis ça permet de voir qu’on avance. C’est toujours un peu magique de constater qu’on finit généralement par sortir de ce bazar un truc qui deviendra cohérent.

Passé les derniers jours à faire beaucoup de recherches. Pour retrouver quelques détails historiques, mais surtout pour m’immerger dans sa voix, ses préoccupations, ses questionnements. J’ai relu son plus célèbre recueil de poèmes, Ariel, dans la version telle qu’elle l’avait organisé, lu un paquet de lettres, d’extraits de journaux, d’extraits de roman. C’est un peu un piège : certains jours j’ai l’impression d’avoir bien avancé dans le travail alors que j’ai passé ma journée à lire. Je pourrais ne faire que tisser des fils entre les événements et les textes pour tenter de tout comprendre, ce serait presque aussi satisfaisant. Ma lecture en anglais devient plus fluide aussi, c’est bien, ça.

Hier, je suis tombée sur un article du Guardian qui interroge sa fille, Frieda, et parle de son refus de collaborer au film sorti il y a une quinzaine d’années, aux biographies, et je me suis sentie mal. Elle a écrit dans un poème :

« Now they want to make a film

For anyone lacking the ability

To imagine the body, head in oven

Orphaning children. »

J’ai beau être partie ailleurs, loin de la biographie, de la mort, de la tragédie et même de l’histoire d’amour, j’ai beau vouloir justement farouchement prendre mes distances avec le mythe, avec l’idée de prendre parti dans un camp ou l’autre, avec tout ce qui a été construit médiatiquement et instrumentalisé, je sais aussi que je fais des choix, que ma vision n’est pas neutre, qu’elle est forcément un peu politique. Alors je ne peux pas m’empêcher de douter quand je lis ça :

« Why would I want to be involved in moments of my childhood which I never want to return to ? »

25 octobre

Pause dans l’écriture depuis une semaine, tentative de prendre des vacances en même temps que Cy. Et de les prendre vraiment. Je veux dire : sans frustration, sans tenter de grappiller du temps d’écriture dès qu’il est calme, et même sans rager de jalousie devant les photos et les extraits partagés sur les rézosociaux de celles et ceux qui justement profitent des vacances pour écrire intensément. 
C’est plutôt doux, si on exclut cette sensation désagréable d’être dans un dimanche permanent (je déteste le dimanche, je l’ai déjà dit, non ? j’en ai d’ailleurs fait un petit livre à paraître au printemps prochain), et le fait que j’aimerais lire davantage. Mais avec Martin, on a pris le temps de commencer à ranger la maison et la bibliothèque (ce qui a permis de retrouver des livres perdus ou de mettre la main sur d’autre, que je ne connaissais pas), et j’apprends à apprécier la lenteur, comme une sorte de nouvelle atmosphère, un voyage sur une autre planète où le temps tourne différemment.
D’ailleurs, je me suis un peu coupée d’avec les réseaux sociaux, je scrolle moins, je vais moins systématiquement chercher mon téléphone (je viens de lire une réflexion très intéressante de Clémentine Beauvais sur son Facebook (c’est paradoxal oui je sais) à ce sujet, qui parle des effets des écrans sur la concentration de ses étudiant·es et sur elle-même, et de la manière dont on se jette sur nos téléphones comme on chercherait de l’air au sortir d’une apnée). 

En tout cas, l’écriture ne me manque pas encore trop (l’introspection un peu plus, en revanche). Je pense à mon roman avec envie et plaisir, au fil de mes réflexions, de mes lectures, des émissions de radio que j’écoute, je fomente en moi-même les scènes prochaines que je veux écrire, les choses que j’aimerais accentuer ou pointer (parler de l’art pour l’argent par exemple – est-ce que c’est Mal ?, Parler du désir de célébrité – est-ce que c’est Impur ?, Parler du fait que le Mal et l’Impureté ne devraient rien avoir à faire là-dedans, surtout). 
Je découvre le luxe d’écrire un livre sans me sentir dans l’urgence. (Enfin si, bien sûr, il y a toujours une pression, une forme d’urgence qui me tient, mais elle est plutôt positive : c’est l’envie d’écrire de nouveaux livres.) Là, avec de l’argent de côté pour quelques mois, la cuve à fuel remplie et la maison toute jolie, quatre sorties de livres très différents prévues en 2020, de la lecture dans ma bibliothèque pour les prochains deux cent trente-huit ans, quelques salons, lectures dessinées et musicales, et cycles d’ateliers d’écriture planifiés, je peux Prendre le Temps. 
Aller chercher tout ce qui me titille, creuser pour un détail, passer des journées à lire et me documenter, tenter des choses bancales que je supprimerai peut-être ou que je consoliderai plus tard. Peut-être parce que ce projet de livre date d’il y a un paquet d’années et que je n’ai pas arrêté de le reporter, maintenant que j’y suis, je m’autorise à m’y installer tranquillement, à contempler, à faire l’escargot, à douter. Ça fait du bien. 
Petite après-midi d’écriture aujourd’hui, je retravaille assez paisiblement les deux derniers chapitres écrits, j’y ajoute des questionnements sur la création et sur les couples d’artistes – questionnements qui sont aussi les miens -, des idées qu’il faudra sans doute un peu reformuler mais qui me plaisent bien, une phrase en particulier dont je suis satisfaite, j’affine un dialogue, rajoute un mouvement du corps et un bruit d’ambiance, enlève une métaphore lourdingue, déplace quelques ponctuations, renverse une phrase, passe un mot en italique, taille une forme grossière d’un côté en même temps que je peaufine déjà des détails de l’autre.

On a vu Billy Elliot l’autre jour et ça m’a galvanisée, j’ai faim de (bonnes) fictions, de biographies et de danse, en ce moment. De musique aussi. Dans le film, il y a cette géniale scène de claquettes qui n’est ni dans l’expression de la joie ni dans la virtuosité, mais qui se trouve du côté de la colère, une sorte de colère libératrice, impossible à contenir, complètement foutraque en même temps que rythmiquement précise, une danse donc, qui est langage, émotions brutes, narration, exactement l’idée que je cherche et que je creuse depuis quelques mois pour tenter d’en faire une émerger quelque chose. Et des livres et des films et des fictions si nutritives, j’en voudrais tous les jours.
Ce soir, on va voir le dernier Xavier Dolan. Je croise les doigts pour l’aimer.

4 novembre

Je n’ai pas beaucoup travaillé ni lu pendant ces vacances, essentiellement réfléchi, pris des notes, affiné des trucs dans ma tête, et puis avec Martin on a amorcé deux projets de petits essais qu’on a envie d’écrire ensemble (dans la lignée de notre grande entreprise de tenter de questionner et de remettre en causes certaines normes sociales et intimes). J’ai lu un peu, tout de même, notamment « Honoré et moi » de Titiou Lecoq (publié chez l’Iconoclaste) et je sais déjà que ce texte nourrira mon roman. La manière dont elle raconte avec beaucoup de tendresse Balzac, dont elle en fait une sorte d’antihéros ultramoderne, le désacralise pour l’extirper de l’image figée et presque religieuse dans laquelle on a tendance à le glisser à l’adolescence quand il apparaît dans le programme du cours de français, me donne des armes pour continuer me petite entreprise de dé-mythification de Sylvia. Paradoxalement, je suis rentrée de Nantes avec plein de livres sur Sylvia Plath, Ted Hughes et Assia Wevill prêtés par Julia. Espérons que se plonger dans le mythe aide à mieux le déconstruire.

Aujourd’hui dans mon casque j’écoute Dyrhólaey, le premier album de Thomas Méreur et c’est beau, vaporeux, et terriblement mélancolique. On pourrait aligner les références, on pense à Sigur Ros – pour les sonorités, pour l’inspiration islandaise déclarée, pour le titre, pour la photo de Céline Hennu qui illustre le disque, la comparaison est facile (mais je doute que Thomas la renie) – on pense parfois à Agnès Obel aussi, à Satie, mais moi, c’est autre chose que j’entends, c’est une émotion un peu particulière, qui ajoute de la mélancolie à la mélancolie.

Parce que la voix aérienne qui se glisse les crêtes et les creux de ces lentes plages de piano, qui roule sur les arpèges et danse comme une murmuration d’étourneaux, est une voix familière que j’écoutais il y a près de 15 ans, dans une autre ville, devant un autre écran, presque dans une autre vie, un autre vie virtuelle et pourtant si tangible (la preuve), une autre vie où il était déjà tellement question de musique. De cette voix d’il y a quinze ans, il ne me reste que quelques fragments, deux EPs, le souvenir de discussions sur Radiohead et de l’avoir lu tomber amoureux, et puis, quelque part dans mon ordinateur, un très cher enregistrement grésillant, lui aussi si mélancolique et vaporeux. Et puis hasard ou pas, certains morceaux instrumentaux m’évoquent le travail de Michael Andrews sur la bo de Donnie Darko, qui j’ai écouté à peu près un milliard de fois, exactement à la même période (ambiance que je n’avais pas retrouvé depuis tout ce temps).

Alors tout ça fait que c’est émouvant de la retrouver là, cette voix, enfin sur un album, tant de temps après, si loin et si familière à la fois. Longue vie à ton disque, Thomas !

Bon bon bon, et à part ça, c’est la rentrée. Et bien sûr, en ce jour salutaire de retour à l’écriture, de retrouvailles avec la solitude peuplée et le silence bavard du travail, ce jour fantasmé et tant attendu depuis deux semaines, j’ai consciencieusement et utilement procrastiné : j’ai envoyé tout un tas d’e-mails pour préparer les rencontres/salons/ateliers/lectures des semaines à venir, regardé des horaires de train, noté des choses dans l’agenda, fait une liste de choses à faire, préparé l’atelier d’écriture de jeudi, imprimé des documents pour ce même atelier, écrit une chronique de livre, lu des articles, rangé des choses dans mon ordinateur, écrit mon journal, ouvert le fichier de mon livre, uniformisé la mise en page (!!), lu les cinq premières lignes du chapitre en cours, changé trois mots, ajouté cinq autres lignes, cherché pendant vingt minutes le nom d’un district londonien, calculé un itinéraire sur ggle map. Et voilà, comme d’hab, il est 16h45, je dois partir dans une petite demi-heure du coworking pour aller acheter des sacs poubelle puis chercher Cy. Il est donc parfaitement temps de se mettre sérieusement au travail et de tenter de rattraper une journée d’écriture en trente minutes. Souhaitez-moi bonne chance.

12 novembre

Quatre jours que j’essaie de terminer mon journal pour le publier ici.

En clôturant mon chapitre vendredi soir et en imprimant les 150 000 premiers signes de mon roman pour m’occuper à les relire pendant ces deux prochaines semaines durant lesquelles je serai beaucoup sur les routes, je me suis dit « ok, j’ai écrit à peu près la moitié de mon livre ». Et puis avant de refermer mon ordinateur j’ai rapidement parcouru la liste de chapitres futurs que j’ai prévu d’écrire, et me suis retrouvée un peu ébahie par leur quantité, tandis qu’il y a quelques semaines je me demandais encore ce que j’allais bien pouvoir raconter dans ce livre maintenant que j’avais à peu près épuisé mon idée de départ.

Je me demande quand est née ce goût pour écrire des livres longs, moi qui les lis très mal (je les abandonne souvent en cours de route, à moins qu’ils soient absolument passionnants), moi qui écrivais court et concis quand j’ai commencé à publier des livres, moi qui papillonne toujours sans cesse d’un projet à l’autre, d’une envie à l’autre, qu’il me tarde toujours de finir quelque chose pour pouvoir commencer un autre livre, une lecture, un album, un spectacle, un essai.

Je grandis il faut croire (pour ne pas dire vieillir, ahah), et j’apprends le déploiement et la lenteur. Si je faisais de la psychologie de comptoir, je me demanderais si c’est parce que ma vie quotidienne s’est accélérée que je cherche davantage la lenteur dans l’écriture.

J’ai passé la semaine dernière à écrire un seul chapitre, c’était long, parfois laborieux, j’avais souvent l’impression que mes dialogues étaient maladroits, je m’interrogeais beaucoup sur la manière de faire entrer ce nouveau personnage (réel) dans le livre, j’ai lu des portraits de lui, des textes qu’il avait écrits, un morceau d’un de ses livres, tenté de m’imprégner de sa langue, de saisir en tout cas un peu de son regard et de son empathie. Et puis je me demandais si les questions de publication et d’édition dont parle ce chapitre allaient intéresser quelqu’un à part moi, j’ai pensé le laisser de côté, continuer le livre et revenir à ce chapitre plus tard, et puis finalement, j’ai persisté et il m’a semblé, tout à la fin, trouver quelque chose, retomber sur mes pieds. On verra à la relecture, donc.

Ces derniers jours, je suis un peu sortie de ma monomanie pour me concentrer sur d’autres choses et c’est plutôt agréable. Beaucoup d’échanges d’e-mails avec des enseignant·es pour préparer les rencontres et ateliers du mois à venir et des billets de train à retrouver dans le bazar des papiers, bidouillé un visuel pour un flyer, vu des amis, fait une signature hier à Angers à la super librairie Richer pour un mini-salon (papoté rapidement notamment avec Frédérique Germanaud, Mathou, Nathalie Prince, Julien Heylbroeck, croisé aussi Alexandre Seurat), et relu les premiers chapitres d’un formidable essai écrit par une formidable autrice, que l’on publiera prochainement chez Monstrograph (avec doutes et angoisses et excitation de se lancer dans cette nouvelle aventure), bien avancé sur un projet de lecture dansée (et là encore bonheur de s’autoriser à suivre une envie, et panique du « ok, très bien, mais comment fait-on ? »), lu ces derniers temps « L’onde Dolto » de Séverine Vidal et Alicia Jaraba, « Mary Ventura et le neuvième royaume » de Sylvia Plath, « Dans mon pays d’incertitude » de Jeanne Benameur et « La drôle de vie de Bibow Bradley » d’Axl Cendres et commencé Moujik Moujik de Sophie G. Lucas. Il faudrait que je trouve le temps d’en parler ici mais argh. Cet aprem, répétition par skype avec Loïc pour les lectures de la semaine prochaine à Lorient. Demain, départ pour le salon de Fougères dont on m’a dit beaucoup de bien, préparer mes affaires et les livres Monstrograph que j’emporterai dans mes bagages, et avant ça rendre les livres en retard aux deux bibliothèques, réserver des places pour deux spectacles qu’on a envie de voir cet hiver, poster les lettres qui traînent depuis trois jours sur le bureau, passer à la poste, préparer du pad thaï d’avance pour quelques jours, et puis ce soir j’ai promis à Cy de venir le chercher à 16h30 – ce qu’en parents indignes et trop occupés, on ne fait à peu près jamais. La vie et l’écriture mêlées, bien entortillées même, mais pour une fois ça ne s’écorche pas, ça s’emmêle avec douceur, sans faire de nœuds ni serrer trop fort.

13 novembre 

Il y a plein de belles choses dans cette pièce de théâtre que m’a prêtée Julia, “never, never, never” à commencer par cette idée de mettre en scène des fantômes, et puis le recul que Dorothée Zumstein prend pour faire parler le futur aussi bien que les morts, ca m’a beaucoup plu, mais je crois que ça y est, je ne peux plus lire de textes de fiction biographiques parce que je sais beaucoup trop leur histoire, trop tous ses détails et ses symboles. Je me retrouve à penser des trucs complètement stupides et inutiles du genre “non ce n’était pas du lino au sol mais du plancher qu’elle avait peint en bleu”. Et puis je vois tous les mots et les thématiques empruntées, les références à tel poème, tel événement, et comme je retrouve ces symboles dans tous ces livres biographiques que je lis sur son histoire, leur histoire, j’ai l’impression d’une sorte d’immense plagiat (alors que non c’est juste normal, logique). Sans compter que ça me plonge dans une certaine perplexité à l’idée d’avoir l’intention d’ajouter encore un autre livre à tout ce qui a été écrit sur le sujet. Ce n’est certes pas une biographie mais ai-je vraiment quelque chose d’autre à raconter ?
Je suis arrivée à Fougères pour le salon du livre après quelques péripéties (dans ma grande idiotie fatiguée, je partais pour Lorient, qui est le salon ou je me rends la semaine prochaine), et au dîner ce soir avec Fleur, Mathias, Fabien et Nathalie nous parlions écologie et végétarisme, et désastre environnemental avec un certain pessimisme, et je pense aussi au Bataclan, je pense à cette femme tuée par son mari (la 131e depuis le début de l’année), je pense que toutes mes petites interrogations sont bien dérisoires, et je me demande est-ce qu’on se leurre complètement en espérant que nos livres (fabriqués à partir d’arbres, surrimprimés, pilonnés…) participent à leur façon à sensibiliser, questionner, changer un micro regard quelque part ?

18 novembre

Rentrée hier soir de la colonie de vacances… pardon du salon de Fougères. On a beaucoup rigolé, signé des tas de livres, rencontré plein de lecteurs et lectrices breton·nes, des enfants immenses et d’autres tout petits, dansé avec Pierre et sa ceinture de pantalon (coeur avec les doigts) au Coquelicot, mangé des mouches (enfin, certaine d’entre nous) et des kilos de clémentines, visité un château, tendu des fils entre les stands, écouté les cloches du beffroi sonner tous les quarts d’heure, pris le car, fait des insomnies, retrouvé ou rencontré avec joie plein de supers collègues auteurices et illustrateurices, et fait les andouilles (beaucoup), bien entouré·es par des supers organisatrices et organisateurs et les top libraires de M’lire. C’était drôlement chouette et, comme toujours, un peu hors du temps et hors du monde. Ce matin, il a fallu réapprendre l’autonomie, se lever à 6h45, faire à manger, décider de son emploi du temps, faire son propre café (on s’habitue si vite et si bien à ne penser à rien 🙃). 
Le chauffeur de taxi pas très malin qui me ramenait à la maison hier soir me disait : « mais qu’est-ce que vous êtes allée faire à Fougères ? » tout en contestant vigoureusement mon itinéraire retour qui semblait lui poser problème puisqu’il m’a conseillé tout à la fois un trajet en car, en voiture et en train mais par un autre chemin (j’étais déjà rentrée, accessoirement).
Je repars jeudi pour le salon du livre de Lorient (à moins que je me trompe à nouveau de trajet, suspens !) où je retrouverai plein de copains, et il faut avouer que c’est un peu difficile de se remettre au travail alors que je me sens encore en transit.
Alors aujourd’hui, c’est factures Monstrograph, réception joyeuse d’un manuscrit, poste, e-mails, flyer Plateau lecture, discussion téléphonique avec une éditrice, et journal. Reste à faire une nouvelle répétition de la lecture des ogres demain (et mise au propre du fichier cracra), et racheter des feutres pour les dédicaces.
Toutes les feuilles de l’érable devant la fenêtre du salon sont tombées. Elles recouvrent la voiture et le trottoir. Minos, le chat de Manon (tous deux en séjour à la maison), ronronne au milieu de la table et participe aux conversations, on boit du café latte au lait VG et de la tisane de Noël. L’enfant est guéri, on s’est fait des câlins et des blagues en se retrouvant, on a lu une histoire qui fait peur et joué aux billes. Ce soir je lui offre les albums que je lui ai ramenés du salon. 
C’est novembre et il ne fait pas moche. 
C’est novembre et la chance et la vie douce et l’enthousiasme et le travail combinés font qu’il y a quelque chose d’avril dans ce mois de novembre.

25 novembre

À être beaucoup sur les routes et bien peu devant ma feuille blanche virtuelle, je perds le rythme de ce journal. Depuis deux semaines, j’ai l’impression de vivre dans une bulle, loin du monde, de flotter quelque part dans la stratosphère. Le retour à la réalité risque d’écorcher un peu. 
Dans le train, je rentre du (formidable) salon de Lorient, je tente d’atterrir mais je suis un peu électrisée par toutes ces rencontres, ces discussions, cette chaleur (ces fins de soirées à la Bulle), j’ai les envies affutées et les projets frétillants (et puis, après avoir joué trois fois la lecture du « Jour où les ogres ont cessé de manger des enfants » avec Loïc, et la joie que ça fait quand tout coule, quand on est tout bien dedans, ma faim de lectures musicales et dessinées, de live et de scène s’ogressquise), mais je suis en retard sur tout. Je trimballe depuis deux semaines dans mon sac la première moitié de mon manuscrit imprimé, mais je ne l’ai toujours pas ouvert, au lieu de ça je réponds à mille mails, prépare le Tetris-agenda du salon de Montreuil ce week-end et la semaine d’ateliers de décembre à Boulogne-sur-Mer, pille définitivement le bon vieux roman adulte écrit il y a quelques années et jamais tout à fait aimé assez pour l’envoyer (RIP bon vieux roman, et bienvenue dans tes nouvelles vies multiples et éclatées), vois passer une commande Monstrograph qui fait drôlement plaisir, lis un commentaire de Pauline sur mon “Eloge des fins heureuses” qui me rend heureuse pour à peu près l’éternité, termine de lire le manuscrit de Lou pour Monstrograph, tente de réfléchir un peu, rêvasse beaucoup, écoute en boucle la démentielle et bouleversante reprise de “Don’t look back in anger” par Carleen Anderson.

29 novembre

Ces derniers jours, à regarder s’étaler sur mon fil Facebook les programmes de chacun·e au salon de Montreuil, dédicaces, tables rondes, rencontres, sélections, lectures, prix, j’avais cette sensation tenace et assez déprimante de ne pas en être. Comme au collège ou au lycée, l’impression complexante de ne pas faire partie de la bande, de ne pas être là où se passent les choses. Il y a aussi eu cet enthousiasme collectif de mes collègues auteurs et autrices pour un texte dans lequel je ne me retrouve pas, qui a ravivé ce sentiment.
Et puis ce matin, j’ai actualisé mon agenda des mois à venir, travaillé sur une nouvelle lecture dessinée (en janvier à Stereolux), trouvé dans la boîte aux lettres deux albums d’occasion hyper stimulants dont m’a parlé L et une lettre envoyée par une jeune lectrice, une petite lettre très touchante sur un grand papier.
J’ai repris le long poème de mon spectacle rêvé, première fois que je me réattèle à l’écriture et à la correction de mon travail depuis trois semaines, j’ai gribouillé frénétiquement mon texte, et, magie sentimentaliste de l’existence, il y a eu la même éclaircie dans mon brouillard intérieur que dehors par la fenêtre. J’ai soudain vu ce qu’il manquait à ce texte, j’ai vu où et comment écrire ce qui me tourne dans la tête depuis quelques jours. J’y ai travaillé une heure puis je me suis arrêtée parce que j’avais trop faim et, dans la rue puis le bus qui me ramenait à la maison, je flottais comme dans un coton de mots et de phrases, de sonorités et d’idées défilant et s’entrechoquant dans ma tête, obligée de les consigner dans mon carnet de peur de les laisser échapper avant d’arriver à la maison.

Il n’y a rien dans l’écriture que j’aime autant que cette joie gigantesque quand les questionnements et les idées, les souvenirs très proches et très lointains, la vie réelle et la vie rêvée, la vie joyeuse et douloureuse, quand toutes ces contradictions s’organisent, s’harmonisent comme un puzzle, et trouvent leur place dans un même texte.

Alors j’ai pensé qu’après tout je m’en fous de ne pas en être, parce que qu’il semble bien que je me trouve tout de même quelque part. 
Tant pis si c’est ailleurs, parce que c’est chez moi.

2 décembre

D’accord d’accord, j’ai fait ma râleuse ici il y a quelques jours, et du coup, ce week-end tout le monde n’a cessé de me dire : « ah mais en fait tu es là ? Je croyais que tu ne venais pas à Montreuil cette année… ». Ok, ok, je dédicaçais bien dimanche au salon du livre de Montreuil, mais il n’empêche que cette sensation de ne pas être de la « bande » était réelle malgré tout. Bon, évidemment, après trois jours à papoter avec les copains copines, les lecteurs et lectrices, les connaissances, les éditeurs, la sensation est beaucoup moins tenace. Mais bon, après tout, ce journal existe entre autres pour ça : dire ces sentiments bizarres et souvent très paradoxaux qui m’habitent, et tenter de les comprendre (et de les assumer) en les regardant dans les yeux. 
Et puis apparemment, ils sont parfois partagés, ces drôles de sentiments.
D’habitude, dans la vie il y a des choses qu’on ne parvient à se dire que quand on est à distance, par écrit, ou sur les réseaux sociaux, mais qu’on tait quand on se retrouve côte à côte, par pudeur, timidité, parce qu’on ne trouve pas les mots ou le bon moment. Et bien avec ce journal c’est un peu l’inverse : régulièrement – en salon, souvent -, quelqu’un·e vient me voir et me glisse doucement « continue ton journal » ou « j’adore ta chronique » et franchement, ça fait chaud au coeur. 
Je rentre donc de ce troisième salon consécutif gonflée autant d’énergie que de fatigue par les rencontres, les retrouvailles, les discussions, les saluts et et les petits mots échangés trop rapidement au détour d’une allée. Alors j’espère qu’en mélangeant bien tout ça dans un shaker, ça fera un cocktail savoureux pour les semaines et les mois à venir.

3 décembre

Je voudrais parler du corps. Je suis rentrée de Montreuil avec un mal de dos tenace, là entre les omoplates, deux points aigus et deux barres qui remontent le long des trapèzes jusqu’aux épaules et ravivent au passage les deux tendinites vieilles de trois ans d’âge – trop de sac à dos trop lourd, de mauvaise posture, de travail n’importe comment, de crispation. 
Et pourtant. Je travaille encore aujourd’hui sur le texte de ma lecture rêvée (manière de procrastiner très agréablement le moment de me mettre à la relecture du roman qui m’attend depuis des semaines), je continue donc d’écrire ce long poème sur la danse et le langage (je tente d’écrire ce que j’ai tant cherché à lire ces derniers mois, en vain, et je crois que je commence à saisir un truc, à toucher du doigts ce qui m’intéresse), et c’est drôle comme, instinctivement, mon corps douloureux se redresse, mon dos cherche la verticalité, mon menton se relève, mes mains s’assouplissent et s’allègent sur le clavier, mes doigts tentent de malaxer les mots dans le vide tout en les cherchant. Je ne sais pas bien à quoi je ressemble quand je travaille habituellement, excepté que je mange mes cheveux (et mes lèvres), mais je crois bien que j’ai tendance à imprimer dans mon corps ce que j’écris. 
Et là, l’écriture poétique et la pensée de la danse me mettent dans un état doux et exaltant, je fais résonner et rouler les mots et les mouvements dans ma tête, et je vois combien écrire avec le rythme fragmenté du vers me tranquillise et m’allège. Je me demande si ceux qui écrivent essentiellement de la poésie le font pour ça, pour faire circuler, refluer la pensée, et assouplir le corps.

Dimanche soir, dans l’enthousiasme de la discussion avec W, j’ai pas mal évoqué mon roman en cours, et c’est un peu étrange de parler autant d’un texte pas du tout achevé et qui n’a pas encore d’éditeur, c’est un peu comme commencer à imaginer la vie et le caractère d’un enfant à naître, un mélange de confiance présomptueuse et de superstition (si on peut en parler si précisément, c’est qu’il va parvenir à exister, non ?). J’ai même parlé de la dernière phrase – ça voudrait donc dire que j’ai évoqué la majorité de cet enfant pas encore né ? 
Je crois que c’est à cause de ce journal : je prends l’habitude de parler de projets en cours, de projets pas aboutis, j’évoque à demi-mots des projets qui ne deviendront peut-être jamais rien, comme si c’était une manière de leur assurer qu’ils auront au moins cette existence-ci, si jamais ils n’en avaient pas d’autres. Et je prends goût à ça, ça le me les rend familiers, ça me donne un autre regard, de la distance, de l’acuité – mais peut-être que dans quelques temps je découvrirai que ce n’est pas du tout une bonne chose, et qu’au contraire j’ai besoin, en tant qu’autrice, de rester dans le flou, de ne pas trop bien savoir sur quoi j’écris, de ne pas trop comprendre ce que je fais. Tant pis, j’aurai essayé.

8 décembre

Je devais partir à Boulogne-sur-Mer aujourd’hui pour une semaine d’ateliers d’écriture, mais au moins la moitié de la semaine semble partie pour être reportée pour cause de grève. Bien sûr, c’est un peu fatiguant de passer du temps à organiser tous ces changements, de ne pas savoir quand et si on pourra partir, de devoir reporter des interventions, réorganiser l’emploi du temps, le mien et celui des élèves… mais merde, la lutte sociale vaut bien un peu de galère !
En attend, je savoure mon premier rhume de la saison, mal de tête, toux, nez bouché, mal à l’oreille, énergie raplapla, et depuis deux jours je dors mal, je ne fais pas grand chose, je ne suis pas un être humain très intéressant. Mais on a vu des copains ce week-end, et c’était doux et chaleureux. 
Ces dernier temps, je ne lis pas très bien, j’ai du mal à me concentrer, je papillonne, je réfléchis pas mal, et je lis essentiellement des albums dont j’essaie de saisir quelque chose de l’intelligence du rapport texte-image. C’est un truc qui m’intéresse et me questionne, ça, en ce moment (j’ai trop fréquenté d’illustrateurs et d’illustratrices ces dernières semaines je crois  :-)), j’ai envie d’apprendre à moins avoir besoin des mots, et à avoir besoin de moins de mots, à aller vers plus de simplicité, et à penser un peu plus les images, le dialogue entre les deux, écrire un album presque muet par exemple. Je ne me suis pas encore remise de ma découverte de « Koi ke bzzz ? » de Carson Ellis, il y a quelques jours. Je ne sais pas exactement pourquoi cet album-ci me fascine, mais on y trouve un mélange parfait d’intelligence, d’humour, de délicatesse, de simplicité. 
La semaine prochaine, comme je suis toujours en pleine procrastination de la correction de mon roman, j’ai très envie de peaufiner le texte de ma lecture-rêvée depuis la solitude de ma chambre d’hôtel, voir s’il passe l’épreuve de la lecture à voix haute. Au fil des retouches successives, je crois qu’il commence à ressembler à quelque chose, ce texte, il se redresse et s’harmonise petit à petit comme de la terre sur un tour de potier, je le creuse pour lui donner de la profondeur et des facettes multiples, je travaille les détails, les sons et les sens qui s’entremêlent.

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