On devrait pouvoir effacer des petits bouts de sa mémoire, pour indéfiniment découvrir pour la première fois des films, des livres, des séries. Il faudrait oublier qu’on les a vu, qu’on les connait et retrouver intact le plaisir de les voir ou les lire pour la première fois, de rencontrer un nouvel ami imaginaire.
Je lis La femme qui tremble de Siri Hustvedt, un essai autobiographique où elle parle des bizarreries passionnantes du cerveau. le livre prend comme point de départ une expérience qu’elle a vécue : quelques années après la mort de son père, alors qu’elle devait lire un discours en son honneur dans l’université où il avait enseigné, elle s’est mise à trembler comme une feuille tout du long. Ses pensées étaient claire, son discours aussi. Elle l’a d’ailleurs tenu jusqu’au bout, intelligiblement. Seul son corps était devenu incontrôlable. Le tremblement cessa à la fin du discours. Plus tard, il revint, plus souvent et en des occasions plus diverses. Ce n’est ni de l’épilepsie, ni de la spasmophilie, elle n’a aucun trouble neurologique visible. Peut-être un trouble de conversion ou dissociatif (ce qu’on appelait avant, hystérie). Elle va donc se servir du prétexte d’enquêter sur son propre trouble pour parler de neurologie, neuropsychiatrie, et psychanalyse et des liens entre ces disciplines qui la passionnent. Elle se rend à des colloques de médecins, participe à des groupes de discussion et lit quantité de livre. C’est un peu fouillis car elle relate une multitude d’expérience et de pathologies, parallèlement à un peu d’autobiographie, mais passionnant.
Elle parle justement de la mémoire. Du refoulement bien sûr, mais aussi de drôles de choses. L’expérience de Joe Brainard, qu a construit une machine à mémoire dans un livre intitulé I remember. C’est un catalogue de souvenirs de l’auteur, dont chaque paragraphe commence par “I remember”. Et Siri Hustvedt a remarqué, en utilisant ce procédé dans des ateliers d’écriture qu’elle donne en hôpital psychiatrique, qu’il permettait d’accéder, à la manière de la psychanalyse, à des souvenirs très spécifiques et inconscients enfouis dans la mémoire. Je vais essayer, tiens. C’est intriguant. Elle relate aussi le cas d’un homme, Zazetsky, un patient du neurologue et psychologue Alexandre Luria. A la suite d’une blessure de guerre, et de lésions au cerveau, il se mit à souffrir de graves troubles de la mémoire. Il ne connaissait plus le nom des choses qui l’entourent, il ne pouvait plus lire, mais il pouvait encore écrire. Et la mémoire lui revenait au fil des carnets qu’il remplissait. (Luria a écrit un livre sur cet homme et sur un autre, dont la mémoire n’a pas de limites : L’homme dont le monde volait en éclats). Il y a Neil aussi, dont parle Siri Hustvedt, un adolescent de 13 ans qui, suite à une radiothérapie pour une tumeur au cerveau, perdit, en deux ans, toute sa faculté de lecture. Il conservait toute la mémoire de sa vie pré-opération mais rien du présent, de sa vie post-opération. Pourtant, s’il était incapable de dire ses souvenirs proches par la parole, il pouvait les écrire. Son cerveau et sa main communiquaient dans un rapport qui excluait la parole. “Le Neil qui parlait était amnésique. Sa main qui écrivait ne l’était pas.”
Je crois fermement au pouvoir de l’écriture sur le cerveau, à leur lien, indépendant de la parole. Il m’arrive quelquefois de découvrir, en écrivant, des choses que je ne savais pas être en moi, penser, des idées plus construites, plus complexes que je n’aurais jamais pu les formuler par la parole, des idées qui tout à coup me sont extérieures, des souvenirs qui resurgissent alors même que je n’avais pas prévu de les convoquer. On est tout à coup dépassé par soi-même. C’est l’écriture qui nous raconte, s’affranchissant des barrières de la parole. Contrairement à tout auditoire, le papier est neutre.